Journal d'un catholique libertaire
« Si quelqu’un veut être le premier, qu’il soit le dernier de tous et le serviteur de tous. »
(Marc 9, 35)

CHRONIQUE N°161
Après le séisme de la CIASE : chronique d’une Eglise qui veut en finir
mardi 7 octobre 2025

Quatre ans après le rapport Sauvé, l’Église de France s’enlise entre communication et contrition. Le choc moral s’est dissipé, laissant place à une réforme lente, surveillée, et parfois volontairement inoffensive.
Le choc Sauvé : promesses et désillusions
Le cinq octobre 2021, la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église (CIASE) livrait son rapport. Ce fut un choc. Un séisme moral, spirituel, institutionnel. Trois cent trente mille victimes estimées, des décennies de silences complices, un système de pouvoirs verrouillé par une hiérarchie plus soucieuse de son image que des enfants brisés dans la pénombre des sacristies et des internats. On aurait cru, ce jour-là… j’ai cru… que l’Église de France ne sortirait jamais de sa stupeur. Quatre ans ont passé : assez de temps pour distinguer ce qui relève des promesses et ce qui relève des actes.
Les avancées visibles
Il faut être honnête : quelque chose a bougé. Le rapport de la CIASE n’est pas resté lettre morte. Des commissions indépendantes sur les réparations ont vu le jour : l’Instance nationale indépendante de reconnaissance et de réparation (INIRR), créée par la Conférence des évêques de France (CEF), qui concerne les évêques, les prêtres et les diacres ; et la Commission de reconnaissance et de réparation (CRR), créée par la Conférence des religieux et religieuses de France (CORREF), qui concerne les religieux, les religieuses, les institutions et les congrégations. Si une personne a été abusée par un prêtre, c’est l’INIRR ; si une personne a été abusée par un frère enseignant, une religieuse ou un moine, c’est la CRR. Ces deux institutions ont été créées en proposant une indemnisation… j’y reviendrai.Des diocèses ont ouvert leurs archives, des prêtres ont été sanctionnés, certains évêques ont même dû quitter leurs charges. Des rencontres, dans plusieurs diocèses, ont été organisées avec les fidèles pour comprendre ce bouleversement. Il faut dire que beaucoup de laïcs ont été ébranlés, secoués. Des groupes de travail se sont penchés sur les abus de pouvoir et certaines dérives spirituelles. On ne peut pas dire que l’institution ait fermé brutalement le couvercle. Mais à y regarder de près, l’impression d’un demi-bilan domine. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. La mécanique de reconnaissance existe, mais elle est lente, d’après plusieurs articles de presse, et beaucoup de survivants renoncent à se lancer dans ces procédures. Sur le terrain, certains diocèses semblent vouloir tourner la page. Un ami m’a rapporté que, dans sa communauté paroissiale, une prière avait été vite expédiée. Le mot d’ordre qu’il entend autour de lui : « On en a assez parlé. »Dans les communautés paroissiales, on évoque la fatigue, la lassitude… la peur d’entretenir la défiance. Mais à force de vouloir coûte que coûte apaiser, on étouffe. Et ce qui devait être un examen de conscience devient peu à peu un réflexe d’oubli.
Je peux comprendre que c’est exaspérant d’entendre ou de lire une nouvelle affaire. « Les médias en font trop. Laissons les diocèses gérer les cas », ai-je entendu dire. Je ne suis pas d’accord, car chaque affaire révélée n’est pas une redite, mais une vérité arrachée au silence.Tant qu’il reste une personne abusée ignorée, une responsabilité évitée, une faute maquillée, le devoir de parler demeure. Se taire au nom de la paix, c’est prolonger la complicité. Et ce que l’on appelle « apaisement » n’est souvent qu’une autre forme d’amnésie.
Le risque du grand effacement.
C’est peut-être là que tout se joue : dans la mémoire collective. Le danger, aujourd’hui, n’est plus le déni, mais l’usure. L’opinion se lasse, les fidèles aussi. Ils veulent retrouver « un climat de confiance ». Cela peut se comprendre. Les responsables d’Église, les clercs, aspirent à l’apaisement. Mais à force de vouloir calmer, on finit par anesthésier. Et, insensiblement, la douleur de milliers de vies fracassées se dissout dans l’indifférence générale.
Le rapport Sauvé ne devait pas être une parenthèse : il devait marquer un tournant. Or ce tournant reste inachevé. Quatre ans ont passé, et deux routes s’offrent à l’institution. La première, confortable : dire que « des choses ont été faites », transformer l’urgence en paperasse, ranger les résolutions dans les tiroirs, et espérer que le temps fera oublier. La seconde, plus rude : reconnaître que cette crise n’est pas un épisode, mais un jugement historique, qui oblige à repenser la gouvernance, la parole, la formation, la liturgie.
L’Église se dit experte en résurrection. Qu’elle le prouve. Qu’elle le grave dans le marbre, non dans les communiqués. Place à la transparence, à la justice, à l’écoute.
Le rapport de la CIASE fut une déflagration. L’histoire ne jugera pas ceux qui l’ont écrit, mais ceux qui auront su… ou non… en tirer les conséquences. Dans vingt ans, que dira-t-on ? Qu’il s’agissait d’un simple dossier refermé, ou du moment où un peuple croyant a eu le courage de se purifier de ses complicités ? Quatre ans après, la réponse reste suspendue. Elle dépend moins des évêques que de la société civile, des croyants, des victimes elles-mêmes, qui rappellent inlassablement : « Vous n’avez pas le droit d’oublier. »
Les failles de l’INIRR et de la CRR
Lorsqu’en 2021 la commission Sauvé remit son rapport, l’une des recommandations essentielles concernait la création d’une instance indépendante capable d’accueillir toutes les personnes ayant subi des violences sexuelles, de leur offrir reconnaissance et réparation.L’Église de France, dans son double versant épiscopal et religieux, a donc mis en place deux structures : l’INIRR et la CRR. Leur création fut saluée comme un premier pas vers la prise de responsabilité.Mais quatre ans après, ces dispositifs présentent de sérieuses limites.
Ce que documentent la presse et les médias (RCF, La Vie, La Croix, Europe 1 et Le Monde), c’est que l’INIRR dispose d’une enveloppe de 20,1 millions d’euros, gérée par le fonds SELAM (Solidarité et Lutte contre les Agressions sur Mineurs). Ce fonds est issu d’apports personnels des évêques, de diocèses et de donateurs privés volontaires.En aucun cas, dit-on, il n’aurait été prélevé ou détourné de l’argent provenant des quêtes ou du denier de l’Église. En tant que comptable à la retraite, j’émets personnellement quelques réserves, car une question demeure : d’où vient réellement l’argent des diocèses ? Même un legs provient d’un donateur. L’INIRR, comme la CRR, a fixé un plafond de soixante mille euros… pas davantage… pour chaque personne abusée. Ce qui représente l’équivalent d’un SMIC pendant quatre ans, pour une vie entièrement détruite avec des frais médicaux dont certains ne sont pas pris en charge. Il faut le souligner. Et encore, cela peut être moins.Il ne faut pas être expert en calcul pour comprendre que toutes les personnes abusées, toutes ces vies meurtries, ne seront pas indemnisées.
Aujourd’hui, en 2025, à peine 2 500 dossiers ont été instruits… moins de 1 % des trois cent trente mille victimes estimées. En 2024, seulement 571 personnes ont reçu une indemnisation depuis 2022. Seulement.Les indemnisations touchent déjà à leur fin, car il ne reste plus grand-chose dans l’enveloppe. La presse souligne que les montants varient fortement, parfois jugés humiliants. Après la clôture d’un dossier, les personnes abusées se retrouvent souvent seules. Aucun relais thérapeutique ou social n’est proposé.
J’observe également une absence de chiffres précis sur les statistiques : peu de données sur les refus… qui seraient pourtant nombreux… et une opacité totale sur les abandons de dossiers. Impossible, dans ces conditions, d’évaluer sérieusement l’efficacité réelle des dispositifs.
L’INIRR et la CRR ne sont pas des tribunaux : donc pas d’enquête, pas de sanction. Les agresseurs, pour la plupart, ne sont pas inquiétés. Ces structures, censées incarner une rupture, se sont révélées limitées.
Les fidèles laïcs « supérieurs » et quelques clercs montent aussitôt au créneau, Jean-Marc Sauvé en premier lieu. Ils dégainent leur argument préféré face à des propos comme les miens : « Aucune autre institution n’a fait autant que l’Église ! Pas le sport, pas l’éducation, pas la jeunesse… Seule l’Église a mis en place un système de réparation. »Sous-entendu : estimez-vous heureux de ne pas avoir été abusés par un éducateur sportif.
Mais cet argument exhale la bonne conscience et la diversion. On voudrait presque nous faire croire qu’être victime dans l’Église serait un privilège. Comme si l’on devait remercier l’institution d’avoir mieux géré ses crimes que les autres. Je refuse cette inversion morale. C’est un scandale. On ne répare pas une faute en se comparant à ceux qui n’ont rien fait. On marche sur la tête. Et l’on n’absout pas un scandale par une réparation en le classant « moins pire » que d’autres.À ce niveau de déni, ce n’est plus de la défense : c’est de la profanation.
Les laïcs face à l’impossible contre-pouvoir
En 2022, deux initiatives émergent dans le sillage du rapport Sauvé. La première, le collectif #SortonsLesPoubelles, voit le jour sur le site Agir pour notre Église. Son nom, volontairement provocateur, répond à une phrase malheureuse de Mgr Michel Aupetit, alors archevêque de Paris, qui reprochait à certains fidèles de « fouiller les poubelles » de l’Église. Le collectif retourne l’accusation : il ne s’agit pas de fouiller, mais de sortir ce qui empuantit la maison commune. En octobre 2022, des laïcs en colère descendent sur les parvis de plusieurs villes — Paris, Lyon, Angers et ailleurs — pour rappeler aux évêques leurs promesses oubliées. Leur cri est simple, brutal, nécessaire : plus de silence, plus de dissimulation. Le déclencheur, c’est l’affaire Michel Santier, cet évêque coupable d’abus spirituels à des fins sexuelles, que l’on avait soigneusement étouffée jusqu’à l’indécence. Pour beaucoup, ce fut la goutte de trop, la preuve que rien n’avait vraiment changé malgré les belles paroles. Les faits, reconnus par le Saint-Siège, auraient dû provoquer une onde de choc durable. J’ai cru, moi aussi, que l’Église de France allait enfin se regarder en face. Mais le vent est retombé. Et, comme souvent, les poubelles sont restées à l’intérieur.
« Agir pour notre Eglise » est tombée dans les oubliettes.
Comme le redoutait Catherine Boulanger, cofondatrice du mouvement, le site est tombé dans les oubliettes. Il reste en ligne, certes, avec ses rubriques bien rangées — Actualités, Observatoire, #SortonsLesPoubelles… comme les vestiges d’un élan passé. Sur son compte X, il respire à peine : quelques actualités republiées, des partages isolés, très peu de réactions. Des signaux faibles, comme ceux d’un phare presque éteint.
L’énergie des débuts a laissé place à une veille silencieuse, sans colère ni souffle. Aucune mobilisation récente, aucune campagne nationale, aucun mot nouveau pour troubler la quiétude épiscopale. Le site donne l’impression d’une chapelle déserte : les bancs sont là, mais les fidèles sont partis. Le hashtag #SortonsLesPoubelles subsiste dans une rubrique, vestige d’un temps où l’espérance se voulait contagieuse.
Aujourd’hui, il flotte dans le vide numérique, repris parfois, à l’agonie. C’est le paradoxe de l’Église catholique du XXIᵉ siècle : la contestation finit par se sanctuariser dans l’oubli. Les évêques n’ont pas eu besoin de censurer… ils ont simplement laissé les laïcs s’épuiser. Chapeau les artistes.
Les laïcs « supérieurs », fidèles zélés de la hiérarchie, ont fait le reste : de beaux mots, des comités, des sourires… très importants, les sourires… et l’étouffement sous velours. #SortonsLesPoubelles ! Ils ont sorti les sacs, puis refermé le couvercle. Le courage des uns s’est perdu dans la diplomatie des autres. Et l’Église institutionnelle, rassurée, a retrouvé son silence préféré.
Aucun contre-pouvoir
Dans l’Église de France, aucun contre-pouvoir ne parvient à s’imposer. Les laïcs, dispersés, fatigués, souvent loyaux à une institution qu’ils redoutent d’affronter, se heurtent à une hiérarchie qui maîtrise l’art d’attendre que la tempête passe. Ceux que j’appelle les « laïcs supérieurs », intégrés aux conseils, formés aux codes du clergé, traduisent la révolte en langage convenable et neutralisent toute contestation authentique. Quatre ans après le rapport Sauvé, l’Église reste ébranlée en surface, mais intacte dans sa structure, malgré les fissures, protégée par le temps et par ses propres gardiens. C’est là sa force — et sa tragédie. Quant à moi, jusqu’à mon dernier souffle, chaque 5 octobre, j’écrirai pour ne jamais oublier.
Didier Antoine
Catholique Libertaire insignifiants