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LOURDES 2/3 : Miracles sélectifs, fragilités exposées

vendredi 22 août 2025

Le miracle se donne en vitrine, soixante-douze guérisons certifiées sur des millions d’espérances, comme une grâce soumise au sceau des experts. Mais la vraie lumière n’est-elle pas dans ces miracles silencieux, intimes, qui nourrissent la foi tenace des oubliés ?

Ah Lourdes ! Le mot miracle flotte partout. On le murmure dans les files d’attente des piscines, on le prie dans les processions. On l’accroche à chaque geste. Et pourtant, dans les faits, les miracles sont rarissimes. Depuis 1858, l’Église en a reconnu soixante-douze, selon le sanctuaire officiel, sur des millions de pèlerins passés par la grotte de Massabielle. Seulement soixante-douze. Un chiffre infime au regard des millions de pèlerins venus prier, parfois dans l’espérance désespérée d’un geste de Dieu. Pourquoi pas moi ? Cela peut m’arriver. Pourquoi ne pas tenter ma chance ?


Je ferais alors l’objet d’un long processus, bien organisé, rigoureux. On examinerait mon dossier, on comparerait mes examens cliniques, on écarterait les doutes. On classerait mon cas… on le validerait et on le tamponnerait. Tout est sérieux, rationnel, voulu comme tel, comme si la grâce devait se plier aux critères scientifiques de la modernité, du progrès médical, et j’en passe. À ce moment-là, je ferais la une des journaux. On m’inviterait dans les médias catholiques du monde entier. J’irais à Lourdes chaque année pour me montrer… pour donner de l’espoir à ceux qui n’ont pas eu ma chance : « Je suis le miraculé numéro tant ».


Mais alors, une question terrible surgit en moi… implacable : Dieu serait-il sélectif ? Pourquoi cette femme guérie soudainement et pas l’autre, restée clouée dans un fauteuil roulant ? Pourquoi cet homme sauvé de son mal, et pas des milliers d’autres qui repartent avec leurs douleurs… leur désespoir ? Les contrastes sont vertigineux. D’un côté, la lumière d’un miracle certifié… de l’autre, cette masse de prières restées sans réponse, comme englouties dans le silence du ciel.


Pour certains, il existe une autre forme de miracle, plus discrète, plus intime. Beaucoup repartent de Lourdes convaincus d’avoir été exaucés, même si l’Église ne reconnaîtra jamais leur expérience. J’ai rencontré de simples croyants, habités d’une foi fervente, tenace. Cette femme qui, après quinze ans de lutte, demande que son mari soit délivré de l’alcoolisme. Une autre qui implore que son mari retrouve du travail. Une mère qui pleure pour que sa fille puisse enfin donner la vie, au bout d’une longue attente incompréhensible. Un homme, brisé par un accident de la route, qui supplie d’être délivré de sa forte dépression… Et bien d’autres encore, innombrables dans leurs demandes. Pour eux, ces gestes de guérison, ces portes qui s’ouvrent, ces forces retrouvées sont aussi de véritables miracles. Des miracles modestes, invisibles aux commissions médicales, mais qu’ils attribuent à Lourdes avec une reconnaissance infinie.


On me dira : le miracle est toujours gratuit, imprévisible, mystérieux. Certes. Mais à force de mettre en avant quelques guérisons spectaculaires, Lourdes expose une cruelle réalité : la majorité repart les mains vides… et parfois plus brisée encore d’avoir espéré. On s’appuie, souvent sans le dire, sur la fragilité humaine. Lourdes expose une cruelle réalité : c’est cette faille, cette blessure intérieure, qui pousse tant de pèlerins à Lourdes. L’attente d’un signe, d’une guérison, d’une réponse de Dieu. Mais au lieu de les conduire vers le cœur même de notre Seigneur Jésus, on entretient parfois l’illusion qu’il se passera peut-être quelque chose… plus tard.

Je suis allé à la grotte, je l’ai touchée et j’ai embrassé ma main. J’ai brûlé plusieurs cierges… J’ai ramené un petit bidon d’eau bénite… La guérison ou la grâce viendra peut-être plus tard… Il ne faut pas que l’espérance s’éteigne, me dira un prêtre avant de partir… pour remplir à nouveau ma gourde.


À Lourdes, on nourrit une espérance suspendue, comme si la grâce pouvait tomber du ciel à la manière d’un tirage au sort. Dans cette logique, quelques-uns deviennent les heureux élus… ceux dont la guérison sera mise en avant, validée, célébrée. Et les autres repartent dans l’anonymat, avec leurs douleurs intactes. Cela ressemble à une loterie spirituelle où la consolation est rare et la déception massive. Et cela me met profondément mal à l’aise. Car la foi ne devrait pas être vécue comme un jeu de hasard, dans un endroit précis, ni la grâce comme une récompense réservée à quelques-uns. La fragilité des pèlerins est trop précieuse pour être ainsi exposée à une attente qui risque de se briser contre le silence. Derrière chaque visage espérant un miracle, il y a une histoire, un combat, un cri. Peut-on se contenter de leur dire qu’ils n’ont pas été choisis ?

Je pousse un peu le bouchon, je vous l’accorde, mais notre Seigneur Jésus, dans l’Évangile, ne distribuait pas la guérison comme une faveur exceptionnelle : il accueillait, il relevait, il redonnait vie sans condition.


À Lourdes, cette logique se perd dans les méandres d’un système qui met en vitrine quelques guérisons spectaculaires et laisse de côté l’immense foule des oubliés. Car dans les Évangiles, le Seigneur Jésus ne triait pas. Il guérissait la foule sans distinction. Il touchait les corps malades, il redonnait vie sans sélectionner les cas. Tous ceux qui touchaient la frange de son manteau furent sauvés (Mt 14,36). Pas de dossiers médicaux, pas de critères d’éligibilité, pas de commissions d’experts. La grâce se donnait librement, débordante… sans calcul. Le Seigneur Jésus ne retenait pas la bénédiction pour quelques privilégiés : il ouvrait ses bras à la multitude, et chacun, pauvre ou riche, boiteux ou aveugle, repartait relevé… consolé… guéri.


Lourdes, à l’inverse, semble rationaliser la grâce, la mettre sous scellés… comme si Dieu devait se soumettre aux procédures humaines. On valide et on certifie, comme si le miracle devait passer par l’œil scrutateur d’une commission médicale pour exister. Cette rigueur se veut soi-disant protectrice, pour éviter la crédulité ou les abus. Mais à force d’enfermer la grâce dans des dossiers et des verdicts, on finit par l’appauvrir, par lui retirer sa spontanéité.


Je viens à me demander si la grâce de Dieu peut être mise en fiches… aujourd’hui dans un logiciel conçu pour cela… avec des statistiques : origine géographique du miraculé, son âge, sa maladie, et j’en passe. Les féministes seront apaisées, car dans ces 72 miracles reconnus, il y a 56 femmes et seulement 16 hommes. Mais pourquoi finalement établir une liste ? Cela doit coûter cher, mais ce sont les offrandes qui paient. Si l’on ne placardait pas ces miracles exceptionnels, le sanctuaire serait moins fréquenté.


Qu’en pensez-vous ? Cette humanité continuera-t-elle à croire, à espérer, à prier ? Peut-être que la grâce est là : dans l’entêtement de la foi des pauvres.


Didier Antoine,

catholique libertaire indigne.

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